Paris, le 14 novembre 2019

S’il est une fonction qui se décline sous de nombreux vocables, c’est bien celle du banquier privé et dès la 1ère édition de La Journée de la Gestion Privée, en 2006, nous y avons consacré une table ronde intitulée « Profession : banquier privé, diva, clone ou mouton à 5 pattes ? ». Un débat auquel avait pris part Jacques Bellamy-Brown, alors Responsable Clientèle Privée à la Française des Placements, après quelques années passées au titre de  Membre du Directoire de Crédit Suisse Hottinguer.       
Jacques vient de prendre sa retraite ; aussi, à l’aune d’un nouveau chapitre de son histoire personnelle, avons-nous eu envie de mettre un dernier coup de projecteur, le temps d’une interview, sur cette personnalité attachante et atypique dans le métier en lui demandant de partager avec nous quelques enseignements tirés de son expérience en gestion privée.

Jacques Bellamy-Brown lors de la 1ère Journée de la Gestion Privée en 2006 (2ème en partant de la droite)

La connaissance client, ce fondement immuable dans le temps : une quête sans fin, une douce illusion ou une amère réalité ?

Difficile question … qui nécessite d’évoquer préalablement l’état d’esprit dans lequel on se trouve quand on est encore au stade de la prospection. Je ne pense pas avoir jamais eu l’âme d’un chasseur, mais je dois bien reconnaître mon envie de « bien les ferrer » pour mieux partager avec eux une vision ; car on ne fait bien ce métier que si l’on a une vision que l’on partage avec des clients avec lesquels on a envie de travailler. Et il est vrai que je sentais alors une véritable montée d’adrénaline au moment de les approcher, les séduire pour, in fine, faire partie de ce cercle intime de gens de confiance qui comptent  - ou comptaient en tous cas encore avant la crise de 2008 - à leurs  yeux, les troispersonnes à qui ils disent tout : leur médecin, leur curé et leur banquier. Alors oui, j’ai connu ce privilège mais pour autant, la relation n’est pas toujours idyllique et moi aussi j’ai pris des claques avec certains. La connaissance client suppose de développer la relation avec non pas une personne mais une famille, en commençant par le couple. Le couple d’abord, au sein duquel l’épouse joue un rôle que l’on ne saurait soupçonner, notamment parce qu’elle projette encore souvent l’image d’une personne discrète, soumise et de surcroît inculte quand il s’agit de sujets financiers. Or l’épouse a un pouvoir très fort, elle est partie prenante dans le choix : c’est d’ailleurs plus un droit de veto que de choix.

Ce pouvoir de dire NON, vous aussi vous l’êtes arrogé face à certains clients privés ?

En tant que banquier privé, je pouvais, en effet, exprimer mon désaccord, là où je crains qu’aujourd’hui la réglementation ne cesse d’amenuiser la marge de manœuvre des commerciaux avec un risque de décentralisation des décisions très fort.  Ceci dit, quoi que j’aie pu lui dire, c’est toujours le client qui décide, in fine. La crise 2008 est sans nul doute la période la plus révélatrice en la matière, les anecdotes font flores. Je me souviens de ce client, fortement investi en private equity, que je reçois en rendez-vous de fin d’année accompagné de son épouse. Laquelle ne manque pas, d’ailleurs, d’ironiser « si c’est pour ces résultats qu’on vous paie … ». Lorsque je raccompagne le couple, je dis au client « je vois que votre épouse est totalement opposée à un investissement en actions ; peut-être devriez-vous envisager de sortir de ce type de placement, quelle que soit la solution alternative » ; un commentaire, certes, peu favorable au développement de mon business. Quelques années plus tard, le couple enregistre une rentrée d’argent importante et le client vient me voir et me dit : « je me souviens de 2008 : j’ai compris ce jour-là que vous étiez quelqu’un de confiance ». Ledit client est décédé depuis mais, non seulement j’ai conseillé son épouse au moment de la succession, j’ai également reçu ses enfants auxquels j’ai fait souscrire des SCPI. Il y a aussi ce client, furieux de ses performances de gestion, à qui j’avais  fait comprendre que je n’étais pas favorable à sa décision d’investir sur un produit dont je n’étais pas convaincu du bien-fondé à ce moment-là, mais c’était le choix du client. La suite m’a, hélas, donné raison. J’ai revu le client il y a 6 mois qui m’a rappelé en souriant cet épisode en ces termes : « ce jour-là, vous auriez dû insister » ; ce à quoi je lui ai répondu : « Monsieur c’était votre choix, je n’ai pas insisté ». Et le client a reconnu de bonne foi : « oui, c’était mon choix ».

Je ne saurais résister à vous relater une petite dernière, toujours sur la même période. Le client a un projet portant sur l’amélioration de sa maison. Je n’hésite pas alors à lui conseiller « sortez, vous avez un projet » ; mais le client refuse car préfère attendre que çà remonte. Bien entendu, il revendra au plus bas. Et donc le client prend son téléphone pour se plaindre : pour lui, c’est un ‘défaut de conseil’ et il n’hésite pas à me menacer de la sorte « je vais porter plainte à l’AMF, vous auriez dû m’appeler ». Et j’entends alors le désespoir de son épouse qui, en arrière fond, crie : « Monsieur Bellamy, c’est la salle de bain qui s’en va ».

Dans ce contexte toujours plus réglementé, comment maintenir  cette  posture de conseil que tous les acteurs de votre écosystème appellent de leurs vœux ?

Je répondrai en rappelant d’abord un postulat de départ « Ne pas prendre les clients pour des imbéciles, quels que soient les montants confiés et/ou leur statut ». Et  même si je dois lui répéter 15 fois la même chose, ce n’est pas grave, c’est mon job et cela met le client en confiance. Alors oui, cela suppose d’afficher une posture d’humilité, ce qui ne m’empêche nullement de remettre les clients à leur place quand ils râlent à tort sur les performances, les produits voire les membres de mon équipe. Il faut aussi savoir hausser le ton tout en restant courtois quand ils sont d’aussi mauvaise foi.  

Ensuite, je pense qu’il faut s’intéresser à chaque client, s’y intéresser vraiment et comprendre pourquoi il vient vous voir et ce qui le motive vraiment ; mais aussi ce que peuvent être ses doutes ou ses freins. Car faire du conseil, c’est avoir une personne en face de soi et prendre en compte ce qu’on sait d’elle. Cela me fait penser à ce client qui m’appelle un jour et me dit : « il faut que je vous présente ma compagne et qu’elle fasse un mandat chez vous ». Je la rencontre donc, discute avec elle et, au bout de 20 minutes, je comprends que ce serait une absurdité de lui proposer un investissement en Bourse alors qu’elle ne saurait tolérer la moindre perte, manifeste une peur de l’imprévu etc. Bref, je lui déconseille donc un tel mandat n’hésitant pas à lui dire  « vous ne dormiriez pas la nuit ». Quand elle me rappelle, elle confesse « vous m’avez délivrée ». Je pense que c’était une vente réussie même si ce jour-là je ne lui ai rien vendu.

Ce rapport de confiance, il est le même suivant que la relation avec le client est directe (B2C) ou intermédiée (B2B2C) ?

Il est vrai que j’ai exercé mon métier dans différentes positions, en B2C mais aussi en B2B2C. Avant toute chose, je crois devoir dire que la notion de propriété du client, particulièrement forte quand la relation s’inscrit dans une approche B2C, est dramatique … et dangereuse pour les établissements : elle nuit à la qualité de service que l’on peut donner notamment parce qu’elle induit une difficulté à partager un dossier client, or lorsque celui-ci est complexe, la seule compétence du banquier privé ne saurait suffire. En ce qui me concerne, je me définis comme « un facilitateur, un modérateur » même si  je dois admettre que, en tant que patron, il faut savoir décider. J’ai finalement été, avant l’heure, ce banquier privé chef d’orchestre qui s’appuie sur des expertises et fait en sorte de les partager soit directement avec les clients, soit avec d’autres professionnels pour avancer sur des projets. Je ne suis pas un expert de la gestion privée ni de la fiscalité ; je ne suis pas un pur produit de la gestion privée et donc je me suis obligé à apprendre ; d’autant plus que lorsqu’on est un patron à la tête d’une équipe, on a un devoir d’exemplarité. Par obligation donc, mais aussi par goût, j’ai ainsi approfondi progressivement mon savoir en matière de fiscalité et peut-être surtout de réglementaire ; un domaine qui suscite peu de vocation ou de volontariat. Je me rappelle cette époque lointaine où il a fallu établir des questionnaires clients conformément aux attentes de la COB : j’avais fait venir dans mon bureau chacun de mes collaborateurs avec 10 dossiers client pour établir ensemble une Fiche Client par client. Bref, mes multiples expériences et missions qui se sont déroulées dans des contextes et des modèles de Maison très différents m’ont appris à ne pas outrepasser mon rôle, à rester à ma place en particulier dans une relation intermédiée où le CGP, qu’il soit interne ou externe au groupe d’appartenance, garde le privilège de la relation client même quand ce dernier est disposé à le court-circuiter pour s’entretenir directement avec le gérant de son mandat que j’étais. Oui, le mot d’ordre est bien : « chacun doit savoir rester à sa place ».

Même si vous n’en serez plus un ambassadeur actif, quelle est votre vision  du modèle de banque
et de banquier privés  qui résistera à l’épreuve du temps et de la transformation en cours ?

J’ai sévi au CCF ou chez Hottinguer - deux très belles Maisons - à l’époque où la banque Paribas faisait figure d’excellence dans ce métier ; ensuite il y a eu Aforge Finance qui a démontré la force de son business model. Demain, les petites boutiques devront continuer à se démarquer et ce, de façon cohérente. Ce sera plus dur pour les grands établissements surtout s’ils restent dans une forme de déni  et résistent au changement. J’ai exercé ce métier à une époque où c’était encore « un métier de rapport de confiance » ; aujourd’hui, la notion de parole donnée tend à disparaître avec la réglementation, laquelle génère un effet pervers dans la mesure où nous sommes, les uns et les autres, amenés à nous protéger derrière les textes. Oui je suis nostalgique de cette époque bénie où « tope-là, on se mettait d’accord, on avait confiance ; je vous ai dit cela, je le fais ». Ceci dit, je n’ai pas le moindre doute sur la place essentielle que gardera l’humain dans la relation client : notre boulot, c’est de l’humain, c’est là où on est utile, l’Intelligence Artificielle (IA) ne prendra pas tout en charge. Mais s’il on veut continuer à parler de banque privée, cela suppose d’être présent sur toute la chaîne de valeur et la durée de vie des clients, pour lesquels la dernière étape peut se traduire par une mise sous tutelle ; cela demande une démarche parfois plus disruptive vis-à-vis des clients plus jeunes qui va au-delà d’un discours plus direct et transparent. Chez Moniwan[1] nous sommes passé des points cadeau pour fidéliser les clients au slogan « Ensemble, nous réussirons à faire de notre gestion et de vos placements un investissement à impact social et environnemental, qui pourra être mesuré sur toute la durée de vie de votre projet …Pour ce faire, Moniwan plante 3 arbres à chacune de vos souscriptions à une SCPI …« ! Donc oui, l’avenir de la banque privée est conditionné par la capacité de ses dirigeants et des banquiers privés à se remettre en question et, en particulier, à accepter l’évolution réglementaire pour mieux la faire digérer ensuite à leurs clients ;  sachant qu’on apprend souvent des choses importantes post RDV et questionnaire KYC lorsqu’on raccompagne les clients dans l’ascenseur - un ‘basique’ dans notre métier, ai-je envie de rappeler : quand je reçois un ami chez moi, je le raccompagne a minima à la porte d’entrée, - ; c’est souvent là que s’instaure un échange beaucoup moins formel et plus d’une fois, j’y ai recueilli des informations additionnelles de première importance. Enfin, je crois également nécessaire que les acteurs de demain s’adaptent aux nouvelles technologies de façon à s’appuyer sur l’IA pour accompagner leurs clients et leur proposer des solutions adaptées ; car certains clients ont besoin de jouer avec un certain nombre d’outils pour ensuite se faire conforter par leur banquier privé sur telle orientation. Et pour qu’une telle conversion se produise de façon heureuse,  il faut sans doute changer de génération.



[1] 1ère plateforme de distribution digitale de solutions d’investissement lancée en 2016 par le Groupe La Française