Paris, 7 mai 2019

Quand j’ai lancé le Private Banking Strategy Survey (PBSS) au début des années 2000 - l’étude est actuellement dans sa 19ème édition annuelle -, la Gestion Privée pouvait se résumer à la relation intuitu personae cultivée dans la durée par le banquier ou gérant privé avec le client, la gestion de son patrimoine ne s’invitant dans la proposition de valeur que comme corollaire de cette durabilité de la relation.

Tout ça pour ça…

Dès lors que le voile qui confinait la Gestion Privée dans un cocon confidentiel et secret s’est progressivement levé, ont émergé alors différents critères discriminants qui ont conduit à une segmentation maintes fois revisitée ces dernières années à la fois des Maisons et de leurs clients ; ce faisant, les départements Marketing les plus sophistiqués des banques privées ont introduit dans leur grille de segmentation  le montant des avoirs confiés, l’appartenance du prospect à un groupe familial, son appartenance à un secteur ou niche professionnel(le), son âge, son profil d’investissement, le sourcing de la relation, l’historique de la relation, le potentiel économique estimé du prospect selon lui-même divers critères : la surface financière détenue à l’extérieur de l’établissement, son patrimoine non financier, son futur patrimoine au regard de son âge, son patrimoine professionnel, son héritage futur, son pouvoir prescriptif ; sans oublier désormais, les communautés d’intérêt dont il fait partie (réseaux sociaux) et, le cas échéant, sa sensibilité à la RSE et à l’investissement responsable.

J’ai eu l’honneur, le plaisir et l’intérêt d’accompagner cette année au titre de Directeur de Thèse le responsable commercial d’une banque patrimoniale dans le cadre de sa thèse professionnelle suivie à HEC et consacrée à la redéfinition du positionnement concurrentiel des banques privées françaises dans un contexte de forte croissance de la réglementation et de la digitalisation et lors de sa soutenance, mon étudiant a expliqué au Jury que « l’élément de différenciation visible et transparent jusqu’ici reste le ticket d’entrée et donc le critère d’éligibilité à un établissement ». Sachant que, de l’aveu même des dirigeants, c’est un principe qui reste difficile à appliquer de façon rigoureuse. De là à vouloir donner raison aux SGP et CGPI qui accueillent tous les clients, il n’y a qu’un pas.

Une lecture binaire voire manichéenne de l’industrie de la Gestion Privée…

Petits clients versus grands clients, c’est là une des nombreuses oppositions qui font florès dans les débats de place, les programmes de séminaires /formation ou les articles de presse et qui participent à la construction d’une vision partielle, simpliste voire erronée de cette industrie. Je ne peux résister à l’envie de partager avec vous cette liste à la Prévert qui ne cesse de s’allonger et c’est d’ailleurs en entendant pour la nième fois un journaliste opposer la Banque Privée aux FinTech et demander à un dirigeant de Banque Privée « face au robo advisor, l’humain a-t-il encore sa place dans la gestion privée ? » que mon agacement a donné lieu à la rédaction de ce papier d’humeur.

Pourquoi vouloir, en effet, systématiquement cantonner les Maisons dans des champs d’action supposés leur conférer leur légitimité et qui sont nés d’oppositions de statut juridique (banque vs SGP ou CGP), culture (tradition vs modernité), modèle d’organisation (pure vs global player) et/ou sourcing clientèle (old vs new money, gros vs petits clients, clients millenials vs âgés), style de banquier privé (chasseur vs éleveur), style de gestion (gestion active vs passive), etc. Ces oppositions qui sous-tendent, de surcroît, des idées fausses - et donc les véhiculent - quant à, par exemple, l’appétence des seuls Millenials pour les outils digitaux, la non rentabilité des petits clients justifiant la montée en gamme décidée par certains acteurs, ou encore le niveau de (sous)performance de la gestion ISR au regard de la gestion non ISR…

Un distinguo s’impose quant aux impacts des facteurs exogènes versus endogènes…

J’avoue m’étonner, selon les cas, du déni de réalité, défaut de mémoire ou manque d’enseignements tirés du passé qui caractérise les membres de notre écosystème. Rappelez-vous, déjà post bulle Internet, la Banque Privée s’était vue contrainte de faire le deuil de ses anciens standards ; le sain ‘retour aux basiques’ dicté par la crise de 2008 s’était alors mis en marche pour aborder un nouveau cycle de son développement ; mais, dans la plupart des cas, il s’est opéré de façon trop lente, trop prudente ou trop superficielle. Aussi la transformation accélérée depuis 2015/16 induite par la concomitance d’un environnement macro économique et géopolitique anxiogène pour les investisseurs, d’une inflation réglementaire exigeante et démotivante pour les collaborateurs, d’une digitalisation chronophage et dispendieuse pour leurs états-majors, alors que les taux d’intérêt durablement bas grèvent fortement les marges, a-t-elle mis à mal tous les établissements ; qu’ils soient banques, sociétés de gestion ou cabinets de conseil indépendants. Car ils sont tous égaux face à l’ensemble des facteurs exogènes précités ; en revanche, ils ne sont pas tous égaux, selon leur héritage, leur positionnement, leur modèle, face au défi qu’ils ont à relever et aux plans de charges humaines et financières requis. J’en veux pour preuve, au sein même de la population des banques privées, les écarts significatifs enregistrés tant sur les niveaux de ROA que Coefficients d’Exploitation, lesquels s’inscrivaient respectivement à la fin 2017 dans les fourchettes [65bp ; 102 bp] et [42% ; 119%] (source PBSS 2018).

Il est temps de ré-enchanter les clients, de remotiver leurs conseillers…

Il y a donc de nouveaux standards et de nouveaux benchmarks - entendez ‘best practices’ -parce que les uns comme les autres évoluent dans le temps ; il y a une urgence qui est celle de l’efficacité opérationnelle ;  il y a surtout des clients qui tous, y compris les plus loyaux d’entre eux, ont élevé leur niveau d’exigence et qui sont plutôt enclins à se voir proposer des solutions sur mesure, adaptées à leurs projets de vie et donc requérant un subtil panachage d’actifs et de styles de gestion dans leur allocation, une combinaison d’expertises alignée sur les intérêts de tous, une relation phygitale dans laquelle se définit conjointement le juste dosage de digitalisation ; bref, une proposition de valeur qui s’appuie sur un discours pédagogique et une posture de conseil responsables dont le prix n’est pas ou plus un sujet dès lors que la valeur créée est lisible et tangible … et le voyage proposé heureux ou tout du moins perçu comme tel.

…de sortir des lieux communs pour revenir à l’essentiel : sa raison d’être

Aussi ne s’agit-il pas tant de se réinventer, ce qui est extrêmement complexe et laisserait entendre en outre qu’il y ait rupture, mais plutôt de viser l’heureuse alchimie entre les défis de la modernité et les fondamentaux d’un métier profondément et nécessairement humain, qui se nourrit à la fois de compétences techniques et de soft skills, et qui répond aux besoins et attentes de clients aux profils pluriels, riches de nuances, qu’il convient de décrypter de façon toujours plus acérée. Ce qui suppose de les sonder, régulièrement, pour en extraire une information qualitative qui vient compléter toutes les données disponibles recueillies par ailleurs via moult canaux et qu’il convient, in fine, d’analyser et d‘exploiter de façon pertinente et proactive. Et accordons-nous une fois pour toutes sur un constat, que dis-je, un axiome : la digitalisation n’est pas ou plus une option, l’innovation n’est pas ou plus un simple levier de différenciation ; la transparence est devenue un postulat et la rentabilité un pré-requis.

Ceci posé, il appartient à chaque Maison de définir sa singularité et de savoir la valoriser auprès de ses parties prenantes, clients et collaborateurs en priorité, ceux-là mêmes qui sauront la percevoir, la rechercher, l’apprécier et la promouvoir. Pas simple comme challenge, me direz-vous, mais tellement passionnant !